Jeudi, 3 juin 2004Entretien avec Vittoria Pazalle sur les Troubles du Comportement Alimentaire (TCA)
Vittoria Pazalle est l'auteur d'un ouvrage sur les Troubles du Comportement Alimentaire (TCA): Anorexie et Boulimie : Journal Intime d'une Reconstruction aux éditions Dangles . Ce livre est un témoignage d'espoir sur la souffrance des TCA (anorexie et boulimie), il relate sa reconstruction et sa guérison grâce à une thérapie.
Qu'est-ce que l'anorexie ?
L'anorexie dite mentale est le refus de s'alimenter lié à un état mental particulier. Elle débute presque toujours à l'adolescence et elle touche 1% des jeunes de 12 à 20 ans (dont une proportion de 90% de personnes de sexe féminin). Et la boulimie ? La boulimie est une perte de contrôle du comportement alimentaire avec une pulsion irrésistible à manger sans faim qui porte plus généralement vers le sucré et les aliments caloriques. Elle touche 2 à 3% des jeunes de 15 à 25 ans (dont une proportion de 85% de personnes de sexe féminin). Par conséquent, les TCA (Troubles du Comportement Alimentaire) touchent essentiellement les filles à l'adolescence. Les crises de boulimie peuvent durer plusieurs heures et se produire plusieurs fois par jour pendant lesquelles l'adolescente mange à toute vitesse n'importe quoi, n'importe comment, et sans aucun plaisir, en se cachant des autres. Elle vide le frigidaire ou les placards en se bourrant des aliments les plus riches à tel point qu'elle finit par être prise de douleurs au ventre. Envahie par la culpabilité car elle ne peut garder les aliments, la boulimique dite "vomisseuse" se fait vomir. C'est ainsi qu'elle parvient à se maintenir un poids normal. Pour compenser ses excès, elle peut prendre des laxatifs et se soumet fréquemment à des périodes de jeûne ou fait du sport. Il faut donc les distinguer des personnes qui mangent trop (hyperphagiques) et deviennent obèses. Quelles images notre corps nous renvoie-t-il lorsqu'on est atteint de troubles du comportement alimentaire ? Chez l'anorexique, le désir de maigrir à tout prix et toujours davantage repose sur une perception du corps totalement imaginaire, sans aucun rapport avec sa réelle corpulence. Toujours mécontente de son corps qu'elle voudrait dénuée de graisse, elle restreint en permanence son alimentation pour maigrir. Le comble est qu'elle se voit toujours trop grosse alors qu'elle est déjà très mince, voire maigre car son mental déforme totalement son schéma corporel. Cette vision déformée du corps est si obsédante que le fait de manger finit par devenir complètement angoissant, voire vécu comme un besoin primaire dégradant et une salissure. Par contre, le jeûne est souvent vécu comme un "acte purificateur". Chez la boulimique, il y a également un problème du schéma corporel, même si elle parvient à maintenir un poids normal (grâce aux vomissements juste après les crises). Vivant tenaillée par une vision idéale et parfaite d'elle-même et notamment de son corps (comme dans les magazines), elle est en permanence insatisfaite. Elle a une vision tellement perfectionniste d'elle-même et s'impose tant de frustrations, surtout la journée pour sembler irréprochable par rapport aux autres, qu'elle finit par craquer et se défouler par l'intermédiaire de la nourriture pour décompresser le soir et les week ends. Qu'est-ce qui fait, par rapport à ton vécu, qu'on rentre petit à petit vers l'anorexie ou la boulimie ? Ces troubles ont essentiellement des causes d'ordre psychologique et traduisent un mal-être profond. Chez moi, ces maladies se sont développées car j'étais déjà d'un tempérament extrêmement sensible, émotif, avec un terrain dépressif. A l'âge de 12 ans, avec la transformation de mon corps que je n'acceptais pas, le choc du décès de mon père à 13 ans et les modèles familiaux, sociaux et culturels dans lesquels je ne me reconnaissais, sous-alimenter mon corps, a été ma façon de ne pas accepter de grandir.Quant à la boulimie, tout à coup à 25 ans, exténuée et en grave dépression, ne pesant plus que 34 kg pour 1,64 cm, mon corps s'est soudain révolté. J'étais alors prise d'envie soudaine de me "remplir" face à un vide intérieur qui me submergeait. Qu'est-ce qui t'as permis de t'en sortir ? J'ai pu m'en sortir grâce à une thérapie. Il se trouve qu'avec le faux sentiment euphorisant de contrôle et de puissance que me procurait l'anorexie, je n'avais pas du tout conscience d'être malade même si je ne cessais de maigrir. Etant donné une grande capacité pendant des années à me surinvestir physiquement dans le sport, j'ai pensé très longtemps que j'étais en bonne santé. Avec la boulimie, j'étais au contraire complètement perdue. Je n'avais plus aucune volonté et je ne maîtrisais plus rien dans ma vie. En fait, en dehors de mon travail, ma vie était consacrée à mes crises. Mon existence était un tel chaos et mon moral au plus bas que c'est alors que j'ai enfin pris la décision de demander de l'aide à un spécialiste des TCA. Dans les deux cas, je tiens à souligner l'impact de l'ego. Anorexique j'avais tellement l'habitude de ne compter que sur moi-même que je pensais réellement pouvoir m'en sortir seule. Boulimique, j'avais si honte de mon état de dérive et de cette dépendance à la nourriture que j'ai mis beaucoup de temps à oser faire la démarche de demander de l'aide à autrui. J'avais si peur que l'on se moque de moi et que l'on me juge. Avant d'être guéri, y a-t-il dans la thérapie des passages obligés ? (rejet, colère, acceptation...) Je dois avouer qu'au début de la thérapie, j'allais mal mais je ne comprenais même pas pourquoi. Je pensais que c'était uniquement de ma faute car à mes yeux j'étais responsable de tous mes maux. Par la suite, dès que j'ai pu me reconnecter avec mes émotions, j'ai alors compris que pendant des années je m'étais complètement contenue. Ma dépression était le résultat de blocages émotionnels profonds. Et à force de m'anesthésier, je n'étais ainsi plus capable de sentir ce que j'éprouvais.Or quand j'ai pu mettre un mot sur mes émotions et sentiments, un déclic s'est produit, comme une vanne qui allait exploser. Je rejetais d'abord tout et tous. Puis j'ai vu surgir des sensations nouvelles comme la colère, le ressentiment, voire la haine. Mal à l'aise avec ces nouveaux états, il m'est même arrivé de regretter d'avoir voulu entreprendre une thérapie qui faisait ressurgir des souvenirs trop douloureux, très longtemps enfouis et qui me faisait ainsi ressentir des sensations beaucoup trop pénibles qui me terrassaient complètement. Par la suite, j'ai alors appris que par exemple la colère n'était pas qu'une émotion négative et le résultat d'une mauvaise éducation, mais qu'elle était en fait normale. Celle-ci s'est en fait révélée comme un sursaut d'énergie en moi après mon long état dépressif et ce fameux contrôle émotionnel que j'exerçais sur moi durant des années. J'ai même découvert que la colère est tout simplement un signe qui fait comprendre que je dois porter attention à ce qui se passe en moi et autour de moi. La phase d'acceptation vient à la fin lorsque l'on apprend à prendre de la distance sur ce que l'on vit, à relativiser, et à respecter ce que l'on ressent. Quelles sont les différentes étapes que tu as connues dans ton processus de guérison ? Je reconnais que quelquefois j'étais découragée de ne pas voir de changements rapides dans ma vie, et heureusement j'avais l'habitude de noter ce que je faisais. Or relire chronologiquement ce qui m'arrivait me permettait de comprendre que chaque jour était un petit pas vers la guérison. Les étapes essentielles pour moi ont été : - apprendre à m'affirmer comme dire tout simplement "je" (et plus "on"), "oui mais" et surtout "non" : c'est comme si j'existais enfin et que je prenais soudain ma place, - la reconnection avec mes émotions : en mettant un nom dessus, je réalisais enfin que longtemps c'était comme si j'avais vécu hors de mon corps, - des exercices physiques et corporelles : en grande partie pour me réadapter aux contacts physiques et retrouver un schéma corporel, - apprendre à communiquer (au lieu de me taire et faire de la "lecture de pensée", soit supposer ce que l'autre pense ou a pu dire et me faire un sang d'encre en imaginant le pire à mon égard), - renouer avec ma féminité : une anorexique a très peur de prendre des formes principalement parce qu'elle ne veut pas être femme avec tout ce que cela implique (regard de l'homme, refus du désir, peur de la sexualité, tabou du plaisir…), une boulimique vit son corps comme un poids aussi bien au sens propre qu'au sens figuré car elle le méprise. Quels peuvent être les premiers signes ou comportements qui peuvent alerter la famille ou les proches ? Chez l'anorexique : le rejet catégorique des aliments riches, des manies spécifiques (ex. essuyer systématiquement les aliments, mâchouiller longtemps de minuscules morceaux…) et une obsession des calories, la perte d'appétit associée à une activité physique importante, un amaigrissement rapide, une aménorrhée (absence de règles). Chez la boulimique : le refus de manger en famille ou en société, la disparition soudaine d'aliments, les sautes d'humeur fréquentes (de l'euphorie à l'abattement), des cycles menstruels irréguliers, des fluctuations de poids rapides. Toutefois avec la boulimie comme il y a un amaigrissement plus lent que l'anorexie l'entourage peut mettre plus de temps à s'en rendre compte car les crises se font dans la plus totale clandestinité. Au début, personne ne s'aperçoit de ces TCA car cela passe pour un petit régime ou des caprices alimentaires. La restriction alimentaire très stricte ou les dysfonctionnements alimentaires sont souvent dissimulés à l'entourage afin de faire illusion le plus longtemps possible. Par exemple, je donnais des morceaux au chien, j'en cachais dans ma serviette, mes poches ou sous les légumes au bord de l'assiette. Je m'habillais plus large. Par ailleurs, une certaine hyperactivité, un surinvestissement scolaire ou professionnel et des rites comme la préparation des plats de toute la famille peut masquer l'altération de l'état général. Dans les deux cas, cependant on peut aussi noter un comportement d'isolement et de retrait du cercle familial et amical, et même de solitude (ex passer de longues heures à lire enfermée dans sa chambre ou à marcher seule). Plus précisément, la phobie ou l'obsession de la nourriture devient peu à peu incompatible avec une vie sociale d'où un isolement qui devient aliénant et qui intensifie le processus dépressif. Quels conseils donnerais-tu aux personnes ayant un TCA ainsi qu'aux proches qui peuvent peut être se sentir impuissants devant leurs souffrances ? Sachant qu'au début très généralement la jeune fille n'a aucune conscience de la gravité de ses symptômes, je reconnais qu'il est difficile d'aborder une personne souffrant de ces troubles. Toutefois, je conseille vivement la thérapie et le plus tôt possible car ces maladies sont difficiles à traiter et elles peuvent avoir des conséquences dramatiques et quelquefois irréversibles sur la santé (décalcification, ostéoporose, chute de tension, vertiges, détérioration des organes vitaux comme le coeur, etc). Avec le temps, les mécanismes de faim et de satiété sont altérés. L'amaigrissement devient pathologique et s'accompagne de carences nutritionnelles. Dans les cas graves, il faut même recourir à l'hospitalisation pour re-nutrition par gavage. Enfin le refus de se nourrir ou s'alimenter de façon anarchique suivi de vomissements peut même provoquer la mort par dénutrition dans les cas graves ou indirectement au suicide suite à cet état dépressif. En fait, le temps d'un début de prise de conscience est difficile car la personne atteinte passe par le déni de la maladie, la clandestinité, voire le mensonge pour que l'on ne s'immisce pas dans sa vie. Les anorexiques sont d'autant plus difficiles à soigner qu'elles se dissimulent sous un intellectualisme à outrance. Ainsi plus tôt commence la thérapie, plus les comportements alimentaires ont de chance de redevenir adaptés. Toutefois, je tiens à souligner que le soutien, l'écoute et l'encouragement (et je me permets d'insister non le jugement et la critique) de la famille et des proches aident énormément les anorexiques et boulimiques vers le chemin de la guérison. Quelles prises de consciences ou changements la thérapie t'a-t-elle apportés ? Depuis ta guérison, qu'est-ce qui a changé dans ta vie ? Ton regard a-t-il changé sur toi, ton corps, la vie en général...? Grâce à ma thérapie, j'ai dû remettre en question tous mes mécanismes mentaux qui étaient particulièrement nocifs à mon égard (pessimisme, négativité, désir de perfection dont l'idéal esthétique de la maigreur pour ne pas grandir et ne pas être femme et sexuée, mon manque total de confiance en moi et d'estime de moi-même dissimulés par des performances intellectuelles, de très bonnes notes à l'école et de bonnes appréciations de mes employeurs, de gros problèmes relationnels notamment dus à une timidité maladive, une vie sociale pauvre (suite à plusieurs expériences pénibles), des relations perturbées avec ma mère, puis le traumatisme du décès de mon père à l'âge de 13 ans (homme auquel j'étais profondément attaché et qui était mon seul vrai repère affectif). Mes troubles correspondaient à un manque total de confiance en moi d'où des peurs multiples qui me paralysaient (manquer, être inférieure, échouer, être jugée et rejetée, etc. associé à un désir viscéral beaucoup trop lourd d'être absolument parfaite et apprécié de tous) et de gros manques et repères relationnels et affectifs. Or c'est en réapprenant de nouveaux mécanismes mentaux plus positifs et constructeurs comme l'affirmation de soi et la communication que j'ai pu enfin devenir autonome. Tu témoignes de ce passé dans un ouvrage, Anorexie et Boulimie : Du corps à l'âme, est-ce que l'écriture de ce livre a fait aussi partie, à sa façon, d'un processus de guérison ? Avec mon enfance, j'avais fini par avoir une vision totalement chaotique et pessimiste du monde avec en quelque sorte uniquement les dominants et les dominés, la violence, la compétition, la course à la performance, l'efficacité et la réussite, l'argent, la société de consommation abusive des pays occidentaux face à la dénutrition et le manque de ressources des trois quarts de la population mondiale. Pour ainsi dire, je ne croyais pas en l'homme.Par ailleurs, ayant appris à me dominer pour masquer mon hypersensibilité et ma vulnérabilité, et surtout pour faire plaisir et être acceptée par les autres, j'avais fini par me couper de moi-même. Plus précisément, l'affectivité étant même devenu à mes yeux synonyme de douleurs et de peurs, je m'étais alors complètement blindée émotionnellement pour essayer de ne plus souffrir. Par ailleurs, le corps, par sa nature incontrôlable, me faisait peur. Or étant née fille, j'avais très tôt appris que j'étais du sexe faible et donc moins libre. J'avais par conséquent fini par le mépriser et je ne le voyais plus que d'une façon négative (douleurs, odeurs, brusquerie des gestes et des contacts, etc). En quelque sorte, avec l'anorexie, je tentais de le maîtriser comme je le pouvais. Et pour finir, seul l'esprit me semblait noble car lui plus contrôlable. Le fait d'écrire a par conséquent été thérapeutique car il me permettait de fouiller enfin en moi, de me défouler et de m'exprimer. C'était comme un dialogue avec moi-même et comme une préparation pour ma relation à l'autre. Enfant j'avais appris que penser à soi était du pur égoïsme et qu'en outre il fallait toujours être gentille pour pouvoir être aimée d'autrui. Avec ma thérapie, je suis donc revenue au point de départ, soit moi-même. Je ne recherche plus l'approbation d'autrui pour savoir ce que je vaux car j'ai maintenant appris à connaître ma propre valeur et surtout à m'aimer par moi-même. J'ai intégré que la vie c'est le corps, l'esprit et le cœur, que je ne peux pas prétendre à vouloir tout contrôler car c'est impossible, puis surtout que la relation à l'autre n'est pas obligatoirement un rapport de force si je m'affirme enfin ; celle-ci peut même être une belle rencontre si j'accepte de faire confiance et de me laisser aller en étant vraie. Pour finir, il me manquait également une dimension importante à ma vie : la dimension spirituelle. Soit croire en des valeurs qui m'élèveraient et m'aideraient à avancer dans ma quête de la connaissance de moi-même et des autres comme l'espoir, l'humour, la sagesse, la foi en moi et en quelque chose de plus haut et de plus fort surtout en cas d'épreuves où sur le moment je ne comprends pas toujours le sens de ce qui m'arrive, et bien entendu l'amitié et l'amour. J'espère donc sincèrement que ce livre sera un moyen non seulement pour les parents et proches de personnes touchées par les TCA de mieux comprendre le vécu intérieur que provoquent ces maladies et même une opportunité de nouveaux dialogues et relations beaucoup plus vraies, mais aussi un message d'espoir, de réconfort et de guérison pour les anorexiques et boulimiques qui en ont tant besoin. Merci Vittoria pour cet entretien. Si vous souhaitez contacter Vittoria, en savoir un peu plus sur ce sujet ou connaître des liens utiles à ce propos, je vous invite à visiter son site Son ouvrage a été réédité sous le titre "Anorexie et boulimie journal intime d'une reconstruction" que vous trouverez chez Dangles Commentaires
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